Être à sa place, farce existentielle (avec la Troupazimut)

Présentation

          Fidèle à son envie de provoquer des "actes fondateurs", des expériences décisives en tant que public ou par la pratique, le théâtre de L'Azimut - Antony/Châtenay-Malabry porte depuis quelques années le magnifique projet de LA TROUPAZIMUT. Ce projet offre à des jeunes du territoire de travailler dans des conditions professionnelles avec une équipe artistique pendant presque un an, afin d'expérimenter la création d'un spectacle. Nous avons accepté avec joie le défi d'accompagner la 2ème promotion de la Troupazimut, 14 jeunes amateur.ice.s de 16 à 24 ans à qui nous avons proposé de travailler comme sur nos créations professionnelles.

Ensemble, inspiré.e.s de l’essai de la philosophe Claire Marin, nous avons réfléchi, partagé nos expériences vécues, écrit, improvisé, dansé autour de la question de la place : celle qu’on nous donne, celle qu’on rêve de prendre, celle qu’on nous refuse, dans la société et dans nos espaces quotidiens. C’est à partir de cette matière que nous avons conçu et écrit collectivement Être à sa place : Farce existentielle.

"Cette place si familière, que dit-elle encore de vrai sur moi ? N'est-ce pas seulement le souvenir de celui ou celle que j'ai été ? Qui n'a pas été vexé (ou secrètement réjoui) d'être encore à la table des enfants ? Cette place-là, dans cette famille, dans cette situation sociale, est-elle encore la mienne ou celle de quelqu'un que je ne suis plus ?"
Claire Marin, Être à sa place – Habiter son corps, habiter sa vie

 

          Repas de famille. C’est l’anniversaire de La Petite Dernière. Chacun.e à sa place et l’ordre du monde sera préservé. Mais ça gronde sous les serviettes de table… 

Photos

Calendrier

5 et 6 novembre 2024 - Théâtre La Piscine / L'Azimut, Châtenay-Malabry

Générique

Création collective
Les Filles de Simone - Claire Fretel & Tiphaine Gentilleau et la TroupAzimut

Avec Moïra Boussion, Louise Busato, Sathérou Capo Chichi, Nathan Di Pede, Juliette Gasquet, Maé Guillemard, Elise Le Bail, Clarisse Moisset, Léna Nosenzo, Mathilde Obled, Elmest Poudoulec, Alice Puydebois, Adam Rayss, Juliette Sutherland

Chorégraphie Margaux Amoros  

Regard scénographique Émilie Roy

Réalisation des accessoires Elmest Poudoulec

Création lumières Mathieu Courtaillier

Costumes Sarah Dupont assistée de Solenne Laffitte

Production L’Azimut

Soutien Fonds de dotation Chœur à l’ouvrage ; Fondation Banque populaire Rives de Paris

Remerciements : Aurèle Millet, Kylian Malbec-Coustet, Brunelle Fliche, Nino et Nicolas Postillon.
Les Filles de Simone remercient toute l’équipe de l’Azimut pour leur accompagnement sur ce projet, et tout particulièrement Pauline Boltzinger.

 

 

EXTRAITS

 

LOUISE : Manger seule à la cantine, pour moi c’est le pire truc qui puisse arriver, c’est un truc que j’ai jamais réussi à faire. Même maintenant, à la fac. Si je suis seule à manger au Resto U parce que les autres veulent manger dehors et que moi, financièrement je peux pas, je préfère sauter un repas, aller bosser à la bibli et retrouver mes amis après.
C’est un truc qui date de l’école primaire en fait. Je me souviens de midis atroces, des moments de solitude absolue alors que j’avais enfin réussi à faire partie de la Team Cookie - j’ai jamais su pourquoi ils s’étaient appelés comme ça. Sauf que dans la Team Cookie, en me comptant moi, on était sept, et à la cantine, c’était des tables de six. C’était un self, j’étais là, avec mon plateau et mes copines de la Team Cookie, ça sentait le chou-fleur trop cuit, et systématiquement, c’est moi qui me retrouvais toute seule. C’était comme une évidence silencieuse que c’est comme ça que ça devait se passer, une sorte de malédiction qui pesait sur moi. Je me retrouvais toute seule à une table où je connaissais personne. Et là, c’était horrible. Y avait du bruit partout autour, des gens qui bavardaient, qui riaient, qui criaient et moi, je savais même pas où regarder. (...)
En vrai, c’est hyper important la cantine. C’est ton moment social en fait. Donc si ton moment cantine est foiré, t’es dégoûtée.

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ADAM : On est parti avec VVF (Villages Vacances Français je crois). C’était grâce au travail de ma mère à la crèche de Malakoff dans le 92. Et aussi aux chèques-vacances de la CAF pour les familles nombreuses. Donc c’était une sorte de grand village, où il y avait vraiment plein d’activités (...) Là-bas, tout le monde nous accueille à bras ouverts, est super gentil. On court pour aller voir notre appartement, on entre : magnifique ! Du bois partout ! On commence à prendre nos marques : on range les affaires, on aide ma mère à préparer la table pour le poulet rôti et d’un seul coup, ma mère, un bol à la main, s’agite, veut absolument sortir de l’appartement. Elle nous demande de rester ici, mon père essaie de la convaincre de ne pas partir, ça marche pas, l’inaction de mon père énerve encore plus ma mère, on comprend rien, « Mais qu’est-ce qui se passe ?! » je demande à mon père. « Je ne sais pas trop, il y a juste une toile d’araignée dans le bol avec une araignée morte. » Sacrilège ! Ma mère part en scandale en direction de l’accueil. On la suit, elle se plante devant le comptoir, pose le bol d’un geste brusque : « Excuse-moi ! [Oui, elle dit toujours « excuse-moi » - que ce soit à la boulangerie, à la préfecture - « excuse-moi » alors qu’elle connaît pas la personne, c’est pénible. Ça fait plus de 10 ans qu’on la corrige, qu’on lui explique la faute, rien à faire, elle dit ça à chaque fois. Je me demande si elle fait pas exprès.] Excuse-moi ! J’ai trouvé ça dans notre cuisine. Je voudrais le directeur immédiatement. ». La dame de l’accueil, déconcertée, lui dit qu’elle devra attendre un peu. « Si il est pas là, je peux attendre jusqu’à l’année prochaine. Nous aussi, on a le droit à des bols sans araignées comme les Blancs d’à côté ! » J’ai envie de disparaître. Je voudrais ne pas connaître cette personne. Je ne sais plus où me mettre.

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Parcoursup

- C’est la première fois où t’es confronté à, vraiment, prendre une décision

- Juste prendre une décision

- Tu sais pas, quand tu te lèves le matin, si tu vas manger du pain de mie grillé ou du Muesli, et là, tu dois choisir ton avenir

- T’es confronté à ta première vraie grande décision

- On te pose un énorme bloc devant toi : « Bah tiens ! »

- Et tu sais pas quoi en faire

- « Bah tiens ! »

- T’as 17 ans, c’est déjà compliqué

- « Bah tiens ! »

- Tu sais pas vraiment ce que t’aimes au fond

- « Bah tiens ! »

- Tu sais pas vraiment qui t’es réellement

- « Bah tiens ! »

- est-ce qu’il y a un âge où on sait réellement qui on est, ça, tu sais pas

- Et là, tu dois choisir ton avenir

- TU DOIS

- CHOISIR

- TON AVENIR

- Mais c’est fatal !!!

- Choisir un métier, c’est pas que réfléchir-réfléchir, c’est aussi tester et tu peux pas !

- Tu te retrouves des fois – de temps en temps, t’en discutes à la cantine avec des amis – tu te retrouves à t’asseoir sur le bord de ton lit :

- Ok, là, t’as fait des recherches, ça fait deux mois, et celle-ci, c’est bien, ouais, celle-ci, c’est pas mal, tu vas partir sur celle-ci, tu vas partir sur la licence L.E.M.N.B.T ! Elle contient

- de la Logistique,

- de l’Economie,

- du Machin,

- du Bidule

- et du Truc,

- Parfait, grâce à ça, t’auras ci, donc tu vas partir là-dessus !

Acquiescement général sonore.

- On dirait que t’as choisi un téléphone.

- Y manque plus que des étoiles, comme sur Amazon.

- Et il faut choisir la formation qui te plaît, enfin dix formations qui sont censées te plaire mais toi, y en a pas autant qui te plaisent que de lignes à remplir donc tu finis par mettre des trucs que t’aimes même pas

- Et en plus

- là, c’est tes parents qui insistent -

- Faut mettre les meilleures formations que tu peux avoir

- (Bah oui, t’avais pas assez la pression)

- Ensuite, tu dois remplir tes expériences

- Décrire tes aspirations

- En fait il faut que tu te vendes

- T’as envie de rappeler au Ministre de l’Education Nationale que t’as 17 ans ½, pas encore eu le temps de faire ta troisième session BAFA parce que tu devais réviser ton bac blanc, et est-ce que les baby-sittings pas déclarés chez tes voisins, ça compte ?

- Tu repasses au peigne fin les dix années écoulées

- Ta mère te rappelle la vente de gâteaux pour financer le voyage à Rome en fin de 3ème

- ça démontre des capacités organisationnelles

- 8 ans de basket

- endurance, bon mental, esprit d’équipe

- Et tu finis par mettre des trucs absurdes

- Que t’as fait de la chorale quand t’avais 6 ans

- Parce qu’il faut aussi montrer un côté créatif

- Tu mets tout ce que t’as

- Tout ce que t’es

- Sur la plateforme

- Mais peut-être que les six premiers choix que tu veux absolument vont te dire : « Bah en fait non, on veut pas de toi »

- Tu te dis que si tout ce que t’as, ils en veulent pas, bah là…

- Les résultats ça dure des jours et des jours

- Tu reçois des « propositions d’admission »

- Elles arrivent au fur et à mesure et en continu.

- Soit t’es en liste d’attente

- Soit t’es en « Oui mais »

- Soit t’es en « Oui »

- Soit t’es en « Non »

- T’as un temps limité pour répondre aux propositions

- Donc le jour des résultats, tu dois avoir une tactique

- Si tu te connectes pas au bon moment, tu peux perdre un choix

- Et quand tu refuses un choix, tu sais que tu libères la place pour quelqu’un d’autre

- Mais faut que tu gardes tes choix préférés, parce que si une place se libère, c’est toi qui remontes sur la liste

- Tu te vois remonter chaque jour

- Tu y vas chaque heure pour vérifier, une sorte d’addiction

- Tu finis par comprendre qu’ils ne renouvellent pas la plateforme toutes les heures mais toutes les nuits

- Donc parfois, tu te réveilles à 6h du matin, en sueur, tu te connectes : ouf t’as avancé d’une place, et tu te rendors

- On se mange les pions en fait

- Donc à la fin

- Peut-être que ça se joue pour toi à une place près.

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LA GENTILLE : Non merci, Mamie. Tu sais, je suis végétarienne…

LA TANTE : Mais oui, Maman, elle mange plus de viande.

LA GRAND-MÈRE : Elle ne mange plus de viande ?!

LA GENTILLE : Oui Mamie, ça fera quatre ans en janvier…

LE PATRIARCHE : Elle mange quoi alors ?

LA GENTILLE : Tout le reste en fait… J’ai juste arrêté de manger des animaux.

LA GRAND-MÈRE : Et les patates, tu manges des patates ? Tu prends du gratin, hein ?

LE PATRIARCHE : Moi je mange de la viande parce que j’ai connu la guerre !

LA GRAND-MÈRE : Du thon, tu veux du thon ? Je dois avoir une boîte qui traîne.

LA GENTILLE : Non, Mamie, t’inquiète, c’est pas grave…

LE PETIT INNOCENT : Mamie, mais non, pas du thon ! C’est un poisson, c’est aussi un être vivant.

LE PATRIARCHE : L’Homme est omnivore, ça veut dire qu’on mange de tout, du végétal et de l’animal, c’est comme ça !

LA GENTILLE : On vit très bien sans manger d’animaux.

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LE PETIT INNOCENT : Les licornes, ça existe pas, c’est pour ça qu’on aime bien les mettre sur les sacs à dos. Bientôt, on fera des sacs à dos ours polaires parce que les ours polaires y en a presque plus. Ils sont tous en train de mourir à cause de la glace qui fond.

LA GRAND-MÈRE : L’amour des enfants pour les animaux ! C’est tellement mignon.

LE PETIT INNOCENT : Mais c’est horrible Mamie !

LA GRAND-MÈRE : Ah oui, ça peut être féroce un ours ! Grrrrr !

LE PETIT INNOCENT, de plus en plus agité et bouleversé : J’ai vu une vidéo sur youtube d’un ours polaire tout maigre parce que la glace a fondu donc y a plus de phoques donc il peut pas  manger ! Il arrive même plus bien à marcher, et y a pas de neige autour, plus du tout de neige, il est dans l’herbe, il cherche à manger dans un bidon, il bave, il bave, il tombe et il m’a regardé dans la vidéo, avec ses yeux tout noir dans ses poils tout blanc, et ça se voyait qu’il était en train de mourir ! Et c’était horrible !

LA GRAND-MÈRE : Oh mon trésor, mais il ne faut pas te mettre des atrocités comme ça dans la tête !

LE PETIT INNOCENT : Mais c’est à cause de nous Mamie !

LA GRAND-MÈRE : Mais non mon trésor, on n’a rien fait, nous !

LE PETIT INNOCENT : Mais si Mamie, c’est à cause des humains ! On cultive des trucs pour nous, avec plein de pesticides qui tuent les insectes et les animaux !

LA GRAND-MÈRE : Moi, je cultive plus rien, les limaces me mangent tout !

LE PATRIARCHE : Pourquoi ta mère te laisse regarder des vidéos pareilles, c’est surtout ça le problème.

LE PETIT INNOCENT : On détruit les maisons des orang-outans pour faire du Nutella !

LE NOUVEAU COMPAGNON, timidement : C’est très difficile de maîtriser ce que nos enfants regardent sur internet…

LA MÈRE SOLO : J’ai mis le contrôle parental, je suis pas inconsciente non plus !

LE PETIT INNOCENT : L’air, il est pollué partout…

LE PATRIARCHE : Il devrait regarder des dessins animés, comme tous les gosses !

LE PETIT INNOCENT : Même l’eau elle donne des maladies parce qu’y a plein de trucs chimiques dedans…

LE PATRIARCHE : Y a un âge pour tout !

L’AÎNÉ.E BRILLANT.E : Personne n’attend qu’on ait l’âge de réfléchir pour nous répéter que notre avenir est foutu.

LA GRAND-MÈRE : C’est dangereux internet !

LA GENTILLE : C’est la vérité qui est dangereuse.

LE PETIT INNOCENT : C’est le réchauffement climatique qui est dangereux !

LE PATRIARCHE : Ah bah là, moi, je l’attends le réchauffement climatique, on n’en peut plus de toute cette pluie, non !?

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L’AÎNÉ.E BRILLANT.E : C’est ça que vous trouvez à lui dire ? Mais regardez-le, votre petit-fils de 6 ans ! Regardez-le dans les yeux comme il a regardé l’ours polaire ! Vous pouvez lui dire tranquillement que ce monde-là, qui accepte de voir des animaux et des forêts crever sous ses yeux, y a encore moyen de s’y faire une place gentiment si on travaille bien à l’école, pour être le meilleur surtout ? C’est ce que j’ai fait, moi. J’ai coché toutes vos cases : je suis dans une grande école, je vais être ingénieur.e, je suis la réussite, votre fierté, une sorte de trophée. Mais moi, j’ai honte. J’ai honte d’en être arrivé.e là. D’être assis.e à prendre des notes sur les critères soit disant responsables d’un label écologique qui seront jamais respectés de toutes façons. Et le lendemain, de suivre un cours sur l’encadrement des conséquences ignobles sur la santé de mes congénères de certains pesticides, qu’il est pourtant même pas questions d’interdire ! J’ai envie de vomir. Je ne sais plus pourquoi je me lève le matin, j’ai l’impression que mon cerveau brûle. Je me déplace en vélo, je mange autant que possible des légumes bio, j’achète mes fringues en friperies et en même temps, je vais tous les jours dans une école où on m’explique comment continuer proprement à détruire tout ce qui vit tant qu’il y a du profit. C’est ça que vous attendez de moi ? Vous êtes ok, vous, avec ça ? Mais moi, je deviens taré.e ! J’ai envie de hurler, j’arrive même plus à me regarder dans la glace le matin. Vous pouvez croire tout ce que vous voulez : qu’on n’arrête pas le progrès, qu’il y a des solutions qui vont être trouvées d’ici quelques années pour que l’humanité soit pas décimée – comme si on était les seuls vivants concernés, mais pour de vrai, ce qui nous pend au nez, c’est la destruction, l’injustice, la guerre, la maladie, la violence ! C’est fini, la grande vie, là, vous entendez ! Faut arrêter ! Il faut arrêter de penser à son petit confort, son petit gazon à arroser, ses petites escapades de 3 jours en avion pour raviver la flamme, sa grosse voiture de kéké, sa petite retraite pépère à gérer ses placements immobiliers ! Ah mais non, j’oubliais : vous vous en foutez, c’est vrai. Vous serez déjà tranquilles sous terre, votre graisse des Trente Glorieuses dévorée par des vers pendant que nous, on saura plus quoi faire pour éteindre l’incendie allumé par votre appétit. Merci. Vraiment, merci à vous. Pour cet héritage malade. Ce patrimoine pourri sur pied. Merci pour la légèreté impossible. Pour l’angoisse. Pour l’intranquillité. Votre monde, on n’en veut pas : il est inhabitable. Franchement, on sait pas comment on va réussir à regarder devant, à tenir debout, à avancer là-dedans. On voit pas comment on peut rester sur la route que vous nous avez tracée. Y a le gouffre tout autour et nous, on a le vertige donc si on continue, on va plonger. C’est ça que vous nous souhaitez ?